Interview de Lionel Dricot

Ubuntu : Linux pour tous !

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Si Linux vous fait encore peur, Ubuntu vous rassurera sans doute : ce système d'exploitation, libre et gratuit, a été conçu pour être accessible au plus grand nombre. Dans sa préface au livre Ubuntu, Mark Shuttleworth, fondateur du projet, définit ainsi l'objectif de cette nouvelle distribution Linux : « Ubuntu est un projet libre dont l'ambition est de rassembler le meilleur de l'univers Open Source pour offrir une distribution Linux complète, disponible partout, pour tous et librement. » Nous avons souhaité aller plus loin avec Lionel Dricot, alias « Ploum », coauteur du livre et membre du projet Ubuntu.

Que signifie le mot « Ubuntu » ?

Lionel Dricot : Ubuntu est un mot Africain dont le sens varie sensiblement selon les régions. Quoiqu'il en soit, il est toujours fortement relié au concept d'humanité, d'humanisme, de générosité.
Dans son acception traditionnelle au sein de la communauté Linux, il signifierait : « Je suis ce que je suis car les autres existent et les autres sont ce qu'ils sont car j'existe ».

“Remettre l'être humain au centre du système.”

C'est une façon très poétique de dire que, humainement parlant, nous sommes plus qu'une simple somme d'individus, que tout ce que nous créons est fait par des êtres humains, pour des êtres humains. Il s'agit, en quelque sorte, de remettre l'être humain au centre du système, et ce quelle que soit sa religion, son appartenance politique, ses coutumes...

Enfin, c'est comme ça que je le comprends mais je crois que chacun aura sa propre interprétation d'Ubuntu. Et c'est justement là que réside tout le charme...

Avec Ubuntu, c'est un peu le rêve d'un système Linux très convivial et accessible à tous qui se réalise ?

L.D. : En 2003, alors utilisateur convaincu de Debian (système sur lequel se base Ubuntu mais relativement compliqué à prendre en oeuvre), je me suis fait la réflexion que, après quelques dizaines d'heures de configuration si on connaissait bien le système, Debian couplé à l'environnement GNOME était très simple d'emploi. J'avais d'ailleurs installé une configuration de ce type pour mes parents.

J'ai alors rédigé, en anglais, un long texte intitulé : « Debian + Gnome = The Perfect Desktop ? », texte dans lequel je détaillais point par point toutes les améliorations nécessaires à mes yeux pour rendre Debian réellement simple. Bref, j'ai décrit le système idéal à mes yeux, le système dont je rêvais puis j'ai posté tout ça sur différente liste de diffusions. Le texte a pas mal circulé au sein des développeurs du monde libre. Une partie de ce texte était entièrement consacrée à Synaptic, le logiciel qui gère les programmes installés sous Debian et sous Ubuntu. Je proposais certains changements radicaux et bon nombre d'améliorations. Un des développeurs m'a contacté personnellement et, quelques mois plus tard, je constatais que chacune de mes idées avait été prise en compte. Autant vous dire que cela m'a vraiment fait plaisir.

En 2004, on m'a proposé de tester une nouveauté basée sur Debian qui n'avait pas encore de nom. Je suis de suite tombé sous le charme. Certes, ce n'était pas exactement ce dont je rêvais, mais ça m'avait tout l'air d'en être les prémices. Aujourd'hui, ce projet a reçu le nom d'Ubuntu et mon texte initial n'a plus de raison d'être. Ubuntu a dépassé mes espérances les plus folles.

Un exemple ?

L.D. : Dans mon texte, je décrivais un système d'installation de programmes encore plus simple que Synaptic, où ne serait affichée qu'une liste des programmes principaux avec une petite icône et une description. Je pensais cela irréalisable. Et bien, Ubuntu l'a fait. Visitez simplement l'entrée « Ajouter des applications » de votre menu Applications et vous comprendrez.

“Linux est à présent à la portée du grand public, sans aucun doute.”

Si la simplicité peut encore être grandement améliorée, et c'est un but crucial d'Ubuntu, il est à présent certain que nous n'avons pas à rougir de Mac OS X ou de Windows (que je trouve personnellement affreusement complexe). Linux est à présent à la portée du grand public, sans aucun doute.

Je suis un utilisateur Windows lambda : que vais-je « gagner » en installant Ubuntu ? Qu'est-ce que ce système me permet de faire ?

L.D. : Lorsqu'on me demande « Pourquoi devrais-je migrer à Linux ? », je réponds sans hésiter : « Et pourquoi pas ? ».

Ubuntu est un système facile, gratuit, libre (modifiable et redistribuable sans entraves), sécurisé, exempt jusqu'à présent de virus et autres logiciels espions. À coté de ça, nous avons Windows, qui coûte extrêmement cher, qui se révèle instable et dangereux si l'on ne prend pas une myriade de précautions (antivirus, pare-feu, j'en passe).

N'oublions pas que Ubuntu vous permet d'installer des milliers de programmes en un seul clic et gratuitement. Par comparaison, il faut généralement se procurer les logiciels Windows chez les vendeurs, les payer, les installer, garder les CDs pour la réinstallation trimestrielle, pratique courante chez les utilisateurs de Windows.

Et paradoxalement, ce serait à Ubuntu de faire ses preuves ? D'apporter un plus ? Mais Ubuntu est un plus à lui tout seul !

“Il faut plutôt vous préparer à trouver de bonnes excuses à la question « Pourquoi devrais-je garder Windows ? » ;-).”

Je pense sincèrement qu'il faut plutôt vous préparer à trouver de bonnes excuses à la question « Pourquoi devrais-je garder Windows ? » ;-)

Franchement, Ubuntu répond à 99% des besoins informatiques de 90% des utilisateurs actuels. Le tout gratuitement et d'une manière sécurisée.

Alors, que « gagner » en installant Linux ? Beaucoup de choses qu'on ne soupçonne pas. Mais surtout, la liberté. Car la liberté n'a pas de prix...

Si Ubuntu lève un certain nombre d'obstacles à la migration vers les logiciels libres, des freins demeurent pourtant : peur de ne pas retrouver ses marques, besoin de logiciels utilisables uniquement sous MS Windows, faiblesse du catalogue de jeux vidéos disponibles pour les systèmes basés sur GNU/Linux...

L.D. : Effectivement, passer de Windows à Ubuntu reste un changement majeur. On constate que les utilisateurs n'ayant jamais utilisé Windows trouvent très vite leurs marques sous Ubuntu. Après quelques jours, on les entend dire que, finalement, utiliser un ordinateur n'est pas compliqué.

Les utilisateurs habitués à Windows ont par contre d'énormes barrières psychologiques. La première est toute simple : la peur de se marginaliser. Windows, c'est utilisé par tout le monde donc c'est bon pour moi et je n'utiliserais que ça.
Si un utilisateur a un problème avec Windows, il se dit que tout le monde utilise Windows. Donc le problème doit venir de lui et qu'il a dû faire une fausse manoeuvre. Il tend donc à minimiser le problème ou à le cacher.
En revanche, confronté à un environnement Linux, c'est exactement le contraire : tout est de la faute de Linux et de celui qui l'a installé !
Il suffit de trouver le moindre problème, le moindre défaut pour pouvoir aussitôt dire : « ça marche pas ton truc, je retourne de ce pas sous Windows ».

À mes yeux, ces habitudes et cet embrigadement des utilisateurs sont un frein majeur à l'adoption de Linux.

Les jeux deviennent de plus en plus disponibles sous Linux (Doom3, Quake4, UT2004 et bien d'autres sont des « grands titres » disponibles sous Linux). Mais le problème des jeux et des applications spécialisées peut généralement être contourné grâce à Wine (émulateur Windows dans Linux), une machine virtuelle voire un double boot (que des termes barbares mais tout cela est décrit dans le livre).

“Le nerf de la guerre reste tout simplement l'installation par défaut de Windows sur les machines fournies en magasin.”

En fait, le nerf de la guerre reste tout simplement l'installation par défaut de Windows sur les machines fournies en magasin. Il est déjà extrêmement laborieux d'acheter un ordinateur sans payer la licence Windows (et ce, même si on en n'a pas l'utilité). Comme 99% des utilisateurs ne savent pas ce qu'est un système d'exploitation (ne parlons donc même pas d'en installer !), Linux ne deviendra «courant» que le jour où les magasins le proposeront pré-installés à grande échelle.

Et ce jour-là, on ne se plaindra plus des défauts de Linux. On se dira qu'on a dû faire une fausse manoeuvre et qu'on est le seul coupable. Après tout, tout le monde utilisera Linux...

Une distribution grand public donc, et résolument orientée « desktop », à l'inverse de Debian que vous avez mentionnée. En quoi Ubuntu peut-elle tout de même répondre à certains besoins des professionnels ?

L.D. : Tout d'abord, le Desktop est extrêmement important au point de vue professionnel. Utiliser Ubuntu comme desktop dans une entreprise peut se révéler un formidable gain de productivité.

On n'a plus besoin de se préoccuper des licences. Les licences, par siège, par processeur, par forfait, peuvent se révéler un véritable casse-tête ! J'ai connu des entreprises où chaque poste de travail était équipé pour 3.000 ¤ de licences logicielles ! Certes, chaque poste de travail n'avait pas besoin de chacun des logiciels, mais imaginez un peu : les graphistes avaient besoin de leurs logiciels de retouche d'image, les webmasters d'un logiciel particulier, et la majorité d'une suite bureautique fort chère. Plutôt que de tout faire au cas par cas, on préférait tout installer partout sans regarder à la dépense.

Mais n'oublions pas que Ubuntu peut apporter de réels plus techniques : gérer des profils utilisateurs avec Sabayon, installer des dizaines de postes à la volée, rendre les répertoires personnels accessibles facilement depuis n'importe quelle machine, accessibilité à distance...

Citons aussi la sécurité accrue et la conservation de l'intégrité du système. Dans beaucoup d'endroits, il est considéré comme normal de réinstaller automatiquement Windows chaque jour !

“Ubuntu vient de lancer le projet Ubuntu Server.”

Enfin, Ubuntu vient de lancer le projet Ubuntu Server, projet qui a pour but de faire pour les serveurs ce que Ubuntu a fait pour le desktop.

Utiliser des postes de travail Ubuntu et des serveurs Ubuntu simplifierait grandement la tâche des administrateurs. Personnellement, il m'est arrivé de devoir administrer des serveurs sous Red Hat Entreprise. Les différences avec Ubuntu ou Debian m'ont fait perdre beaucoup de temps. Je ne dis pas que Ubuntu est meilleur, mais qu'un environnement homogène pour les serveurs/postes de travail peut faciliter grandement le travail.

Votre livre nous explique également comment contribuer au projet Ubuntu...

L.D. : Effectivement. C'est à mes yeux toute la beauté du logiciel libre : tout le monde peut apporter sa pierre. Pas besoin de programmer : la documentation, la traduction, l'aide aux débutants, tout est important.

On peut utiliser le logiciel libre comme un simple produit et il n'y a aucune honte à cela. C'est même très bien.

Mais on peut aussi s'intéresser, signaler des problèmes, tenter de les résoudre. Petit à petit, on s'intègre à la communauté. On apporte sa pierre, mais on apprend beaucoup. On rencontre d'autres personnes, on va à des conférences, on se fait membre d'une association locale. L'humain revient au centre... J'existe car les autres existent et les autres existent grâce à moi. Ubuntu.

Vous êtes vous-même membre du projet : en quoi consiste votre participation ?

L.D. : En fait, j'ai commencé très tôt, bien avant que Ubuntu n'existe. En 2003, j'ai été quelques mois responsable de la traduction en français du projet « TheOpenCD », projet compilant des logiciels libres pour Windows et à présent partie intégrante de Ubuntu.

En 2004, suite à mon texte « The Perfect Desktop », j'ai été contacté pour devenir beta-testeur du projet « no-name-yet » (pas encore de nom), projet qui était à l'époque très secret. J'ai pris ce travail très à coeur et le projet a été renommé « Ubuntu » avant d'être dévoilé au grand public.

Depuis ce moment-là, je fais essentiellement du beta-testing, du report de bug et du « bug-triaging ». Je rapporte les défauts que je vois et j'essaie de trier les problèmes que les autres rencontrent afin de les identifier. J'écris aussi des documentations en français, j'aide les débutants et j'écris des textes de vulgarisation pour promouvoir Ubuntu. Je traduis aussi occasionnellement de l'anglais vers le français.

Bien que je sache programmer, je me suis rendu compte que Ubuntu comptait bon nombre de programmeurs bien plus talentueux que moi. J'ai donc décidé de concentrer ma contribution sur la « plume », les écrivains étant plus rares dans ce milieu. À ce titre, la publication d'un livre chez Eyrolles est une consécration.

D'un point de vue communautaire, j'étudie pour le moment la création d'un groupe des utilisateurs belges d'Ubuntu.

“Il ne faut pas nécessairement savoir coder pour participer ;-).”

Beaucoup sont persuadés que le code est primordial. Je peux cependant assurer que mon temps libre consacré à Ubuntu est bien rempli. La preuve qu'il ne faut pas nécessairement savoir coder pour participer ;-)

Un mot sur la personnalité à l'origine d'Ubuntu, Mark Shuttleworth ?

L.D. : Je n'ai pas encore eu la chance de rencontrer Mark Shuttleworth en personne. Je ne peux donc pas vous en dire énormément.
Cependant, ayant toujours rêvé d'aller dans l'espace, Mark représente pour moi une espèce d'idéal : astronaute, philanthrope, programmeur python, développeur Debian, utilisateur de logiciels libres...

Dans le libre, la majorité des projets ne sont menés à bien que si le leader est suffisamment compétent. Si le leader est faible, le projet perd de la vitesse et tout le monde discute pendant des heures sur le moindre détail. Si le leader est trop fort, personne ne veut travailler avec lui et le projet meurt. Il faut un leader qui laisse assez de libertés pour que cela soit un plaisir mais qui sache, à certains moments, prendre des responsabilités et dire : «on fait comme ça, ça ne se discute pas» afin d'avancer.
Si le noyau Linux a connu un tel succès, c'est sans aucun doute grâce à Linus Torvalds. Mark Shuttleworth est assurément de la même veine : il impose certaines idées mais reste en permanence à l'écoute de la moindre suggestion. C'est quelqu'un de très ouvert. Et il continue même à programmer ! Certaines modifications récentes dans launchpad.net, la plate-forme web d'Ubuntu, sont signées de son clavier.

Mark semble vraiment être une personnalité extrêmement ouverte, résolument tournée vers l'avenir. On ne l'entend jamais discourir sur ce qui a été fait, sur le passé. Non, il regarde toujours vers le haut, vers l'avant, en disant : « tout cela, on va le faire ! ».

Pouvez-nous nous éclairer sur les prochaines évolutions du projet et de la communauté Ubuntu ?

L.D. : En avril 2006 sortira la version « Dapper Drake », canard pimpant, version qui clôturera le premier cycle des aventures d'Ubuntu. Ce que nous réserve l'après Dapper Drake ? Je crois que personne ne le sait encore. Il est cependant prévu une remise en question assez fondamentale, on n'hésitera pas à prendre des risques et cela va être passionnant. Il est même possible qu'Ubuntu abandonne le brun comme couleur dominante ! Imaginez un peu la révolution ! Incroyable non ? Quelle couleur ? Aucune idée mais ce ne sera pas bleu, ça je peux le garantir ;-)

Une autre idée qui fait son chemin est d'abandonner le duo Live CD + CD d'installation. À la place, vous ne recevriez qu'un seul CD, le live CD (en fait deux car vous recevriez un second CD comportant Kubuntu). Vous lanceriez le CD comme n'importe quel Live CD et, sur le bureau, une icône « installer ce système sur cet ordinateur » serait affichée. Je ne sais pas encore très bien quand cela sera disponible alors, chut, que cela reste entre nous.

Plus près de nous, la version Dapper Drake apportera, comme chaque semestre, son lot de nouveautés. Le travail aura cette fois été surtout porté sur les performances. Vous devriez normalement le sentir : démarrage plus rapide, réactivité des applications. Un travail titanesque dû au talent des programmeurs GNOME. L'intégration de GStreamer-0.10 devrait aussi grandement améliorer le multimédia sous Ubuntu, que ce soit pour lire un film ou pour regarder une vidéo encapsulée dans une page web.
Un très grand nombre de nouveaux programmes feront aussi leur apparition dans Universe, cela grâce à l'extraordinaire communauté des MOTU (Master Of The Universe).
Enfin, vous disposerez bien sûr des versions les plus récentes des applications phares ! Firefox 1.5, entre autres, est très attendu.

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